Réminiscences

[lara]

Assise derrière la fenêtre, elle contemplait le paysage sans le voir. Elle n’avait conscience ni du babil des oiseaux, ni du souffle léger et parfumé de ce matin de printemps qui pénétrait par le battant ouvert. Elle restait aveugle aux signes que lui faisaient ses voisins, sourde aux appels des commères qui voulaient lui conter les dernières rumeurs.
Elle savait que ce matin était son ultime matin. Et comme déjà détachée du monde, de ce monde, c’est en elle qu’elle regardait.


La nuit est bien avancée déjà, les bruits du village s’estompent, les cris font place aux chuchotements, les éclats de rire aux gloussements, la frénésie à la quiétude. Lentement la torpeur s’abat. Les cieux chargés de sombres nuées enveloppent la bourgade d’un manteau cotonneux. Chacun se prépare au sommeil.
Tous, sauf une frêle jeune fille, qu’un espoir, fou comme tous les espoirs, maintient éveillée et tremblante sur sa couche. Voilà bien des nuits qu’elle échafaude dans le secret ce qu’elle s’apprête à accomplir cette nuit. Voilà bien des jours qu’elle observe et grave en sa mémoire les traits, les voix, les attitudes des êtres qui lui sont chers. Des jours et des nuits à douter et à rêver, à vouloir renoncer, à repousser et à s’impatienter. Elle a établi son plan depuis des mois, tout a été pensé, calculé. Tout, sauf cette main qui enserre son cœur et lui broie l’âme.
L’action, voilà le remède à ses craintes, à sa douleur.
Fébrilement, elle s’empare du balluchon qu’elle dissimule depuis quelques semaines sous son lit. Dorénavant, toute sa fortune sera réunie dans ce maigre paquetage, mais dans son cœur aussi, qu’il advienne qu’on le lui dérobe, elle sera toujours riche de ses souvenirs.
Les maigres piécettes qu’elle a pu économiser tintinnabulent alors qu’elle les dissimule sous son corsage. Elle étouffe vite ce bruit, dresse l’oreille… Nul écho, la maisonnée repose, inconsciente du drame qui se joue.
Il lui faut maintenant descendre l’escalier sans en faire grincer les marches, une dernière fois franchir le seuil de ce havre de paix et d’amour. En un dernier regard embrasser ce qui fût sa vie, repousser la vague de tendresse qui la submerge quand fuse en elle l’image de ses parents, si heureux encore la veille.
Dernière vision de Connla, alors qu’elle enfourche son cheval… Ce lieu de transit vers un ailleurs pour tant d’aventuriers, n’était que prison pour elle. Prison certes exquise en ce qu’elle lui apportait de tendresse et de chaleur, mais inapte à combler ses rêves. La fougue, l’ardeur et la passion qui l’animent ont besoin de se nourrir d’un dessein plus grandiose. Dans la folle chevauchée qui l’entraîne, elle lance un Pardon à ceux qu’elle aime.

La route s’étale devant elle, de longues heures durant elle devra galoper. Elle a étudié l’itinéraire, connaît chaque marque, chaque repère de cette course effrénée, course en avant, contre le temps et les préjugés. Ne pas se retourner, ne plus penser. Se fondre dans la pénombre qui étouffe les sons comme les battements de son cœur. Se cramponner aux rennes, réprimer le tremblement de ses mains, faire la sourde oreille aux bruissements de la nuit, peuplée de créatures hostiles. Elle a maintenant parcouru une distance suffisante pour ralentir l’allure, elle laisse le cheval prendre le pas. De hautes montagnes se découpent à l’horizon, masse sombre sur l’indigo profond du ciel où mille étoiles étincellent. Elle lève les yeux et voit en elles un présage, une réponse à cet appel lancinant qui depuis des mois l’assaille.
Sa tête dodeline au gré des pas de sa monture, une douce somnolence s’empare d’elle. Les lieues parcourues ont fait taire le chagrin, en elle les émotions sont comme anesthésiées.
Cette cavalcade marque la frontière entre ce qu’elle fût et ce qu’elle sera, la gestation d’un nouvel être. Mort et renaissance, hier et demain.
Un rai de soleil lui chatouille le visage, l’éveillant tout à fait. Au loin se profile la silhouette d’une imposante cité. Tir Na Nogh… Tir Na Nogh, la capitale… objet de tout ses espoirs.
Son cœur s’emballe, sa bouche s’assèche, les rennes glissent dans la soudaine moiteur de ses mains. Inconsciemment elle ralentit l’allure. Tant pour s’imprégner de la majesté de la bâtisse qui se dresse devant elle, que pour se laisser le temps de réaliser qu’enfin, après tant d’efforts et de renoncements, elle touche au but.
Les dômes d’or de la cité resplendissent sous le soleil maintenant haut dans le ciel, la pierre blanche des murailles réverbère ses rayons, éblouissante, semblant vouloir ainsi dérober à la vue des voyageurs le chemin menant à ses entrailles. Prenant son souffle, elle s’engage dans l’allée. C’est jour de marché. Une foule bigarrée se presse, s’agglutine dans un joyeux tumulte. Les bruits, les exclamations, les odeurs l’assaillent de toutes parts, on l’aborde, lui propose colifichets et remèdes miracles. Les commerçants s’entêtent à crier plus forts que leurs voisins, les commères sinuent de l’un à l’autre, marchandant qui une oie grasse, qui une étoffe chamarrée. Tout ce vacarme l’enchante et l’agresse. Elle trouve prestement refuge dans une auberge, à l’écart de la presse, s’affale sur un banc, ivre de fatigue. Les évènements de la nuit lui reviennent par vagues et avec eux le chagrin et l’angoisse.
Une main puissante pousse alors la porte de la taverne, et une procession de guerriers en arme franchit le seuil. Parmi eux de nobles bardes. Ce joyeux monde s’installe et commande bruyamment de quoi se désaltérer. Les tournées succèdent aux tournées et quand enfin leur soif semble étanchée, un personnage se détache de l’assemblée. Il saisit un tabouret, le place devant la cheminée, s’installe confortablement, accorde son luth. Puis de sa voix suave et bien posée, il entonne une ballade glorifiant les exploits de ses compagnons.
Toute entière imprégnée de ce spectacle, tressaillant sous les assauts, pleurant sur les morts, triomphant des ennemis au gré des couplets, elle se laisse bercer et sent dans son ventre une étincelle jaillir, un feu s’allumer, gonfler et s’embraser.
Fi des incertitudes, fi du danger, son destin est là, à elle de se l’accaparer.


Les heures ont passé. Mille souvenirs ont reflué, ronde de visages, de noms et d’évènements, rires et pleurs mêlés.
Quand elle revient à elle, le ciel assombri est troué de myriades d’étoiles. Parmi elle, il en est une qui semble pulser. Un sourire étire alors ses lèvres, éclaire son regard. La cruelle séparation s’achève. Il l’appelle, impatient maintenant qu’est venue l’heure.
Paisiblement elle se lève, vérifie que tout est en ordre dans la chaumière, passe le seuil, comme cette si lointaine autre nuit. Cette fois il n’y aura pas de retour…
D’un pas décidé elle s’avance vers le fleuve, rejoint dans l’eau le reflet de l’étoile, de son amour enfin retrouvé.

[Tower]

(vraiment joli, j'adore le style, j'espère voir d'autres écrits )

[Inithoera]

Je me rends compte que beaucoup d'entre nous ont un talent caché, sublime Lara me suis régalé.

[Ajalon]

J'ai voulu prendre du temps avant de lire ce texte. Le temps d'être prêt pour en savourer chaque ligne. Il est vraiment sublime. Merci Lara pour ce précieux don.




Johnn Wood, chasseur d'étoiles.